Le ménestrel de Reims

Extrait d’un récit par le Ménestrel de Reims (Texte complet).
Traduit du Français Ancien par Marie-Geneviève Grossel dans son ouvrage « Récits d’un ménestrel de Reims ». Publié ici avec l’aimable autorisation de l’auteur.

La querelle en resta là et frère Guérin s’en revint au Roi pour lui dire : "Sire, que Dieu vous aide ! Vous aurez la bataille demain sans faute. Faites donc organiser vos troupes, car vous en avez besoin".

Alors, le roi ordonna de faire ranger les hommes et il confia leur commandement aux dix plus vaillants de ses seigneurs. L’empereur Othon, le Comte Ferrand, le Comte Renaut, le Comte Guillaume-Longue-Épée - (qui était le frère du Roi d’Angleterre ; en effet le Roi Jean avait envoyé son frère à sa place parce qui lui-même ne pouvait s’y trouver, mais il était en Poitou à la Roche-aux-Moines, affronté à monseigneur Louis qui lui causait bien du tracas) - donc ces grands seigneurs que je viens de vous énumérer se répartissaient entre eux le Royaume de France, chacun en prenait son morceau, tout rôti ou bien bouilli !

Le Comte Ferrand voulait Paris, le comte Renaut voulait la Normandie, l’empereur voulait Orléans, Chartres et Etampes ; Hugues de Boves voulait Amiens, ainsi chacun taillait son morceau : "Mais Dieu en peu de temps accomplit son labeur, tel rit bien le matin qui, le soir venu, pleure".

Le samedi passa de cette façon jusqu’au dimanche matin ; le Roi alors se leva, il fit sortir son armée tout équipée de Tournai, bannières déployées, au son des trompettes, tous les bataillons bien en ordre.

Ils allèrent jusqu’à un petit pont que l’on appelle le Pont de Bouvines ; il y avait là une chapelle où le Roi entra pour entendre la messe ; car il était encore très tôt. Il fit donc chanter la messe par l’évêque de Tournai et le Roi l’écouta tout armé. Puis, quand la messe fut dite, le Roi demandé d’apporter du pain et du vin, il fit tailler le pain en tranches pour les tremper dans le vin, et, en prenant une, il la mangea puis il dit à tous ceux qui l’entouraient : "Je prie tous mes amis qui sont ici de manger avec moi en souvenir des douze apôtres qui ont bu et mangé avec Notre Seigneur Jésus-Christ ; si l’in de vous nourrit en son coeur une lâcheté ou une perfidie, qu’il ne s’approche pas de ce lieu".

Alors, monseigneur Enguerrand de Couci s’avança et prit la première tranche trempée, le Comte de Saint-Pol prit la seconde et dit au Roi : "Sire, en ce jour, on verra bien qui sera traître envers vous !" Il dit cela parce qu’il savait pertinemment que le Roi le soupçonnait à cause de certaines mauvaises langues. Le Comte de Sancerre prit la troisième tranche, puis ce furent tous les autres barons et il y avait si grande presse qu’on ne pouvait s’approcher du hanap.

Quand le Roi vit ce spectacle, il en fut tout heureux et il déclara : "Seigneurs, vous êtes tous mes vassaux, je suis votre seigneur, quel que je sois. Je vous ai beaucoup aimés, je vous ai traités avec beaucoup d’honneur et je vous ai largement donné de mes richesses. Pour Dieu, je vous prie aujourd’hui que tous, vous protégiez ma vie, mon honneur et le vôtre. Si vous pensez que la couronne serait mieux sur l’une de vos têtes que sur la mienne, j’y consentirai volontiers, car je le fais de bon coeur et de bonne volonté".

Quand ses barons l’entendirent parler ainsi, la pitié leur fit monter les larmes aux yeux et ils s’écrièrent : "Sire, pitié au nom de Dieu ! Nous ne voulons d’autre Roi que vous. Chevauchez donc hardiment contre vos ennemis, car nous sommes partis pour pourrir avec vous".

Alors, le Roi monta sur un destrier fort et sûr tous les barons firent de même, chacun bien en ordre, la bannière au vent.

Voici qu’arrivent les Flamands dans le trouble et le désordre, les uns devant les autres. Ils portaient des cordes pour ligoter les Français. Le Roi s’était retiré du coté de la colline, car le soleil le frappait en pleine face ; quand les Flamands le virent se détourner en direction du tertre, ils se dirent entre eux qu’il se sauvait, alors, ils se jetèrent à qui mieux mieux dans les rangs de leurs adversaires. Ces derniers les reçurent avec vigueur et, en peu de temps, il les déconfirent.

En effet, le Comte de Saint-Pol passa au delà de l’armée et surprit les Flamands par l’arrière, lui-même se jeta au milieu des rangs ennemis comme un lion affamé et il accomplit de telles prouesses d’armes que c’était merveille à voir. Tous les autres barons se contenaient si bien que nul ne méritait un blâme. Le sénéchal de Champagne, Oudart de Reson, qui portait la bannière de Champagne et en dirigeait selon son office le premier bataillon, s’était déjà avancé si avant dans les rangs adverses qu’il se battait contre le Comte Renaut. Et c’était un combat hors de l’ordinaire !

Voici le Comte de Saint-Pol qui les rejoint et reconnait l’enseigne du Comte Renaut. Quand le Comte Renaut aperçut son ennemi, il fut si heureux qu’il n’aurait pas voulu tenir Dieu par les pieds ! Il lui fond dessus et Saint-Pol sur lui ! Il y eut alors une très violente mêlée et ils se seraient grièvement entreblessés s’ils étaient restés longtemps ensemble.

Mais les forces du Roi ne cessaient de s’accroître tandis que le coté flamand s’affaiblissait, car ils étaient dans leur tort et ils ne s’entendaient guère entre eux. Alors, les deux armées se mêlèrent entièrement, la bataille fit rage. Mais le Comte de Saint-Pol ne s’endormait pas, il fit de tels efforts qu’il s’empara de vive force du Comte Renaut et, une fois ce dernier pris, les Flamands perdirent tout courage. Alors, les Français redoublèrent de hardiesse, ils se dirigèrent vers la ligne de Comte Ferrand et ils le firent prisonnier, ainsi que le Comte de Ponthieu et monseigneur Guillaume-Longue-Epée et un grand nombre de nobles seigneurs dont mon histoire ne fait pas mention.

Quand l’empereur Othon vit que tout tournait au désastre, il fit faire demi-tour à son cheval et s’enfuit avec Hugues de Boves. Il s’en alla jusqu’en Allemagne où il devait mourir peu après dans la misère et le malheur en une maison de religieux pour les pauvres. Hugues de Boves s’embarqua pour l’Angleterre afin de rejoindre le Roi Jean ; mais Dieu qui récompense le bien et punit tout mal, lui rabattit de ses désirs : il s’éleva sur la mer une forte tempête et Hugues de Boves se noya. Tout le reste de l’armée fut pris et déconfit.

Le Roi apprit que Ferrand était prisonnier ainsi que le Comte Renaut de Boulogne, le Comte de Ponthieu, Guillaume Longue épée et bien d’autres nobles seigneurs. Alors, le Roi s’écria : "Comment, nous n’avons pas capturé l’Empereur ?" Sachez bien qu’il ne l’avait jamais désigné du titre d’Empereur, mais il le lui décerna alors, pour augmenter sa victoire, car il y a plus de gloire à écraser une Empereur qu’un vavasseur.

Ainsi se termina la bataille, le Roi s’en revint dans l’allégresse à Tournai avec tous ses prisonniers, tandis que les Flamands repartaient en grande peine. Cette défaite leur fut infligée en l’an de Notre Seigneur 1214, au mois de juillet, le second dimanche, et, ce même jour monseigneur Louis écrasa proprement le roi Jean d’Angleterre, dans le Poitou à la Roche-aux-Moines.

Le lendemain, le Roi envoya ses troupes à Lille, il fit incendier la ville ; il fit punir toutes les villes de Flandre dans lesquelles il installa ses garnisons. Puis il s’en revint en France avec ses captifs. Il fit emprisonner Ferrand à Paris au Louvre puisqu’il avait voulu être maitre de Paris ; Renaut fut emprisonné au Goulet puisqu’il avait désiré la Normandie ; les autres, il les mit dans la prison qu’il lui plut. Dorénavant le Roi Philippe vécut dans la paix, craint et redouté en tous lieux.